mercredi 14 mars 2012

lecture du jour : le chant grégorien, un chant d'avenir ?(2)

Deuxième extrait d'un texte publié sur le site http://www.ceremoniaire.net/ par A. P., musicien, organiste, ancien responsable musical à S.Germain l'Auxerrois. Janvier 1999 
 
Le chant grégorien aux yeux des musiciens

1. Le chant grégorien, un jalon historique

Le chant grégorien est un peu à la musique ce que le latin est à la langue française, italienne ou espagnole... Toute notre musique occidentale y a ses racines.
Donnons rapidement les grandes étapes de l'histoire du chant grégorien, depuis sa création jusqu'à sa disparition quelques siècles plus tard.

     a) Naissance du répertoire grégorien

Jusque vers le VIe siècle, de nombreuses régions d'Europe ont vu se constituer des liturgies différentes les unes des autres. Ces liturgies, propres à un espace géographique ou à une communauté chrétienne précise, possédaient toutes un chant particulier : à Rome par exemple, on trouvait le chant romain pour faire corps avec le rite romain ; dans les Gaules, on trouvait le chant gallican ; à Milan, on chantait du milanais pour accompagner la liturgie ambrosienne... etc.

À l'occasion d'une unification tant religieuse que politique voulue conjointement par le pape Etienne II et par le roi Pépin le Bref (puis par son fils Charlemagne), il est décidé de diffuser partout la liturgie romaine ainsi que le chant qui lui est associé. Dans ce but, des chantres exerçant à la chapelle papale sont délégués dans plusieurs villes des Gaules - dont en particulier Metz - pour l'apprendre à leurs homologues gallicans.

Mais cette tentative va aboutir à un résultat inattendu : au lieu du simple remplacement du chant gallican par le chant romain, il va se créer une hybridation des deux répertoires.
Ainsi naquit le chant « romano-franc » qui sera baptisé bien après « chant grégorien » en hommage au pape saint Grégoire le Grand dont l’œuvre de restauration liturgique était encore dans la mémoire des érudits de cette époque. 

C'est ce nouveau chant qui se répandra par la suite dans toute l'Europe.

     b) Naissance de l'écriture musicale

Au début du VIIe siècle, Saint Isidore de Séville écrit : Nisi ab homine memoria teneantur, soni pereunt, quia scribi non possunt (S'ils ne peuvent être retenus par l'homme dans sa mémoire, les sons périssent, car on ne peut pas les écrire).

Au moment où naît le chant grégorien, on ne sait pas écrire la musique, et tout le répertoire des chants liturgiques doit donc être su par cœur. On sait qu'à l'époque, un chantre mettait environ dix ans pour assimiler intégralement un tel répertoire qui comprenait l'ensemble des pièces devant être exécutées aux différents offices répartis sur toute une année.

Cependant, au moment où a été créé le nouveau répertoire « romano-franc » (grégorien), il a fallu que les chantres apprennent par coeur - et très rapidement - un nouvel ensemble de pièces devant remplacer les pièces qui leur avaient été transmises jusqu'ici par une tradition vivante et qu'ils avaient en mémoire.

Une telle entreprise est bien plus lourde de conséquences que s'il s'était agi tout simplement de remplacer un livre de chant devenu obsolète par un nouveau livre de chant. On comprend que la difficulté devant laquelle se sont soudain trouvés les chantres a vivement augmenté le désir de savoir transcrire la musique : les recherches vont donc aller dans ce sens.

Dès le IXe siècle, des tentatives de différentes natures naissent dans toute l'Europe, se succédant jusqu'à conduire à l'ancêtre de la notation moderne : dans un premier temps apparaissent les neumes qui constituent comme une sorte de dessin ou image du chant, avant que ne se précise la hauteur des sons sur une portée musicale comportant des lignes et une clef.

Ainsi, c'est à la suite de la naissance du chant grégorien et afin de pouvoir l'écrire que se met en place le système de notation musicale qui conduira à celui que nous connaissons aujourd'hui encore.

     c) Naissance de la polyphonie

L'apparition - puis le développement - de l'écriture musicale aura deux conséquences de taille :
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d'une part elle va rendre possible l'élargissement de l'imagination musicale des compositeurs ; ceux-ci se dirigeront alors vers la création d'une musique de plus en plus complexe dans la mesure où la mémoire, inapte à tout retenir, pourra se faire aider par l'écriture.
Cette orientation nouvelle entraînera par la suite un désintérêt pour la monodie grégorienne au profit de la polyphonie.
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d'autre part, la fixation des mélodies grégoriennes sur le papier s'accompagnera de la perte de leur moyen de transmission oral et, par là-même, des secrets de son interprétation.
« Si le grain ne meurt... » À l'exemple de cette parole de l'Évangile, on peut dire que la disparition du chant grégorien comme art vocal monodique autonome s'est faite au profit de la polyphonie dont seront issues par la suite la musique tonale et toutes les musiques qui ont suivi.

Le chant grégorien se situe donc à un moment très important de l'histoire de la musique, qui voit naître tour à tour l'écriture musicale et la polyphonie. Son étude permet donc de remonter aux sources de la musique d'aujourd'hui.
 
2. Le chant grégorien, base de réflexion 

Au delà de son intérêt purement historique, tel qu'il a été évoqué ci-dessus, le chant grégorien possède en outre un caractère d'une extrême originalité : celui d'être une musique dont on sait qu'elle a été conçue et exécutée avant qu'existe la possibilité même de la noter. 

Il en découle pour nous la certitude qu'existait au moins une façon authentique d'interpréter le chant grégorien, même si la tradition orale s'est depuis perdue.

Les plus anciens témoignages dont nous disposons sont un ensemble de manuscrits utilisant des systèmes de notation forts différents et ayant des qualités très diverses.
On sait par exemple que les manuscrits qui sont pour nous les plus éloignés dans le temps (ceux dont les conventions de lecture sont les plus éloignées des conventions actuelles) donnent un maximum d'indications sur la façon d'interpréter les mélodies, alors que les manuscrits les plus récents donnent surtout - voire exclusivement - la hauteur des notes.

Ainsi, pour retrouver une interprétation authentique du chant grégorien, le musicien d'aujourd'hui doit s'appuyer sur la certitude que derrière le filtre de la partition se trouve une pensée musicale cohérente. C'est cette pensée qu'il s'agit de redécouvrir si l'on ne veut pas uniquement exploiter le grégorien comme un ensemble de thèmes musicaux à utiliser.

Un tel programme pourrait très bien être le point de départ d'une réflexion plus profonde sur la question de l'interprétation musicale.

En effet, cette démarche est - toutes proportions gardées - la même que celle de tout interprète devant n'importe quelle partition : derrière les signes musicaux conventionnels, il faut découvrir une réalité musicale qu'il s'agit de rendre vivante.

Naturellement, dans le cas d'une sonate pour piano de Mozart, l'interprète contemporain est grandement aidé par son professeur de piano ainsi que par les exemples donnés par les enregistrements ou les concertistes. Dans le cas du chant grégorien, le problème est tout autre : au moment où on l'a redécouvert, le modèle vivant n'existait plus car la tradition s'était interrompue.

Certes, le chant grégorien n'est pas la seule musique à être dans ce cas ; mais il constitue le seul répertoire qui présente l'avantage d'utiliser des moyens très simples (voix, monodie, échelles modales simples) pour atteindre une telle perfection.
Cette démarche conduit ainsi à réfléchir à ce qu'est une partition musicale, au rôle exact qu'elle joue entre l’œuvre et l'interprète. 

Il est possible d'ébaucher ensuite une réflexion sur la musique elle-même en observant le lent passage d'une musique exécutée avant d'être écrite - c'est le cas du chant grégorien comme on l'a dit plus haut - à une musique écrite avant d'être exécutée (sans oublier les musiques improvisées qui ne sont pas écrites du tout). 

On remarquera alors comment la partition musicale a changé de fonction : au départ, elle aide la mémoire à retrouver ou à interpréter une pièce connue par le lecteur, et par la suite, elle devient le moyen de prendre connaissance d'une oeuvre inconnue de lui, ou encore un outil pour composer de la musique.

Le compositeur ou l'interprète est ainsi conduit à rechercher la « localisation » de l’œuvre musicale pour, ensuite, découvrir sa nature.

Vaste réflexion qui permettra, en partant d'un modèle fort ancien, d'éclairer les plus récentes évolutions du langage musical.

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