Le chant grégorien aux yeux des musiciens
1. Le chant grégorien, un jalon historique
Le
chant grégorien est un peu à la musique ce que le latin est à la langue
française, italienne ou espagnole... Toute notre musique occidentale y a
ses racines.
Donnons
rapidement les grandes étapes de l'histoire du chant grégorien, depuis
sa création jusqu'à sa disparition quelques siècles plus tard.
a) Naissance du répertoire grégorien
Jusque vers le VIe
siècle, de nombreuses régions d'Europe ont vu se constituer des
liturgies différentes les unes des autres. Ces liturgies, propres à un
espace géographique ou à une communauté chrétienne précise, possédaient
toutes un chant particulier : à Rome par exemple, on trouvait le chant
romain pour faire corps avec le rite romain ; dans les Gaules, on
trouvait le chant gallican ; à Milan, on chantait du milanais pour
accompagner la liturgie ambrosienne... etc.
À
l'occasion d'une unification tant religieuse que politique voulue
conjointement par le pape Etienne II et par le roi Pépin le Bref (puis
par son fils Charlemagne), il est décidé de diffuser partout la liturgie
romaine ainsi que le chant qui lui est associé. Dans ce but, des
chantres exerçant à la chapelle papale sont délégués dans plusieurs
villes des Gaules - dont en particulier Metz - pour l'apprendre à leurs
homologues gallicans.
Mais
cette tentative va aboutir à un résultat inattendu : au lieu du simple
remplacement du chant gallican par le chant romain, il va se créer une
hybridation des deux répertoires.
Ainsi
naquit le chant « romano-franc » qui sera baptisé bien après « chant
grégorien » en hommage au pape saint Grégoire le Grand dont l’œuvre de
restauration liturgique était encore dans la mémoire des érudits de
cette époque.
C'est ce nouveau chant qui se répandra par la suite dans toute l'Europe.
b) Naissance de l'écriture musicale
Au début du VIIe siècle, Saint Isidore de Séville écrit : Nisi ab homine memoria teneantur, soni pereunt, quia scribi non possunt (S'ils ne peuvent être retenus par l'homme dans sa mémoire, les sons périssent, car on ne peut pas les écrire).
Au
moment où naît le chant grégorien, on ne sait pas écrire la musique, et
tout le répertoire des chants liturgiques doit donc être su par cœur.
On sait qu'à l'époque, un chantre mettait environ dix ans pour assimiler
intégralement un tel répertoire qui comprenait l'ensemble des pièces
devant être exécutées aux différents offices répartis sur toute une
année.
Cependant,
au moment où a été créé le nouveau répertoire « romano-franc »
(grégorien), il a fallu que les chantres apprennent par coeur - et très
rapidement - un nouvel ensemble de pièces devant remplacer les pièces
qui leur avaient été transmises jusqu'ici par une tradition vivante et
qu'ils avaient en mémoire.
Une
telle entreprise est bien plus lourde de conséquences que s'il s'était
agi tout simplement de remplacer un livre de chant devenu obsolète par
un nouveau livre de chant. On comprend que la difficulté devant laquelle
se sont soudain trouvés les chantres a vivement augmenté le désir de
savoir transcrire la musique : les recherches vont donc aller dans ce
sens.
Dès le IXe
siècle, des tentatives de différentes natures naissent dans toute
l'Europe, se succédant jusqu'à conduire à l'ancêtre de la notation
moderne : dans un premier temps apparaissent les neumes qui
constituent comme une sorte de dessin ou image du chant, avant que ne
se précise la hauteur des sons sur une portée musicale comportant des
lignes et une clef.
Ainsi,
c'est à la suite de la naissance du chant grégorien et afin de pouvoir
l'écrire que se met en place le système de notation musicale qui
conduira à celui que nous connaissons aujourd'hui encore.
c) Naissance de la polyphonie
L'apparition - puis le développement - de l'écriture musicale aura deux conséquences de taille :
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d'une
part elle va rendre possible l'élargissement de l'imagination musicale
des compositeurs ; ceux-ci se dirigeront alors vers la création d'une
musique de plus en plus complexe dans la mesure où la mémoire, inapte à
tout retenir, pourra se faire aider par l'écriture.
Cette orientation nouvelle entraînera par la suite un désintérêt pour la monodie grégorienne au profit de la polyphonie.
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d'autre
part, la fixation des mélodies grégoriennes sur le papier
s'accompagnera de la perte de leur moyen de transmission oral et, par
là-même, des secrets de son interprétation.
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« Si
le grain ne meurt... » À l'exemple de cette parole de l'Évangile, on
peut dire que la disparition du chant grégorien comme art vocal
monodique autonome s'est faite au profit de la polyphonie dont seront
issues par la suite la musique tonale et toutes les musiques qui ont
suivi.
Le
chant grégorien se situe donc à un moment très important de l'histoire
de la musique, qui voit naître tour à tour l'écriture musicale et la
polyphonie. Son étude permet donc de remonter aux sources de la musique
d'aujourd'hui.
2. Le chant grégorien, base de réflexion
Au
delà de son intérêt purement historique, tel qu'il a été évoqué
ci-dessus, le chant grégorien possède en outre un caractère d'une
extrême originalité : celui d'être une musique dont on sait qu'elle a été conçue et exécutée avant qu'existe la possibilité même de la noter.
Il
en découle pour nous la certitude qu'existait au moins une façon
authentique d'interpréter le chant grégorien, même si la tradition orale
s'est depuis perdue.
Les
plus anciens témoignages dont nous disposons sont un ensemble de
manuscrits utilisant des systèmes de notation forts différents et ayant
des qualités très diverses.
On
sait par exemple que les manuscrits qui sont pour nous les plus
éloignés dans le temps (ceux dont les conventions de lecture sont les
plus éloignées des conventions actuelles) donnent un maximum
d'indications sur la façon d'interpréter les mélodies, alors que les
manuscrits les plus récents donnent surtout - voire exclusivement - la
hauteur des notes.
Ainsi,
pour retrouver une interprétation authentique du chant grégorien, le
musicien d'aujourd'hui doit s'appuyer sur la certitude que derrière le
filtre de la partition se trouve une pensée musicale cohérente. C'est
cette pensée qu'il s'agit de redécouvrir si l'on ne veut pas uniquement
exploiter le grégorien comme un ensemble de thèmes musicaux à utiliser.
Un
tel programme pourrait très bien être le point de départ d'une
réflexion plus profonde sur la question de l'interprétation musicale.
En
effet, cette démarche est - toutes proportions gardées - la même que
celle de tout interprète devant n'importe quelle partition : derrière
les signes musicaux conventionnels, il faut découvrir une réalité
musicale qu'il s'agit de rendre vivante.
Naturellement,
dans le cas d'une sonate pour piano de Mozart, l'interprète
contemporain est grandement aidé par son professeur de piano ainsi que
par les exemples donnés par les enregistrements ou les concertistes.
Dans le cas du chant grégorien, le problème est tout autre : au moment
où on l'a redécouvert, le modèle vivant n'existait plus car la tradition
s'était interrompue.
Certes,
le chant grégorien n'est pas la seule musique à être dans ce cas ; mais
il constitue le seul répertoire qui présente l'avantage d'utiliser des
moyens très simples (voix, monodie, échelles modales simples) pour
atteindre une telle perfection.
Cette
démarche conduit ainsi à réfléchir à ce qu'est une partition musicale,
au rôle exact qu'elle joue entre l’œuvre et l'interprète.
Il
est possible d'ébaucher ensuite une réflexion sur la musique elle-même
en observant le lent passage d'une musique exécutée avant d'être écrite -
c'est le cas du chant grégorien comme on l'a dit plus haut - à une
musique écrite avant d'être exécutée (sans oublier les musiques
improvisées qui ne sont pas écrites du tout).
On
remarquera alors comment la partition musicale a changé de fonction :
au départ, elle aide la mémoire à retrouver ou à interpréter une pièce
connue par le lecteur, et par la suite, elle devient le moyen de prendre
connaissance d'une oeuvre inconnue de lui, ou encore un outil pour
composer de la musique.
Le
compositeur ou l'interprète est ainsi conduit à rechercher la
« localisation » de l’œuvre musicale pour, ensuite, découvrir sa
nature.
Vaste réflexion qui permettra, en partant d'un modèle fort ancien, d'éclairer les plus récentes évolutions du langage musical.
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mercredi 14 mars 2012
lecture du jour : le chant grégorien, un chant d'avenir ?(2)
Deuxième extrait d'un texte publié sur le site http://www.ceremoniaire.net/ par A. P., musicien, organiste, ancien responsable musical à S.Germain l'Auxerrois. Janvier 1999
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